Un choc psychologique après une altercation verbale peut constituer un accident du travail !
- Sébastien LAGOUTTE

- 6 nov.
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L'évolution du droit social témoigne d'une reconnaissance croissante des risques psychosociaux en entreprise. Un choc psychologique consécutif à une altercation verbale, longtemps considéré comme une simple péripétie de la vie professionnelle, peut désormais être qualifié d'accident du travail.
Cette analyse de la décision rendue par la Cour d'appel de Lyon le 9 septembre 2025 (RG n°22/06512) sert de cas d'étude pour illustrer l'étendue des protections juridiques offertes aux salariés.
Elle met en lumière l'interprétation large de la notion d'accident du travail adoptée par les juges pour protéger la santé mentale des travailleurs.
Les faits
Le litige naît d'une divergence profonde entre la perception de la salariée, qui rapporte un choc traumatique, et celle de l'employeur, qui décrit un simple désaccord professionnel.
Les événements du 26 octobre 2017, tels que retracés dans le dossier, peuvent être synthétisés de la manière suivante :
L'altercation : La déclaration d'accident du travail, établie par l'employeur lui-même, fait état d'un événement précis : « l'agent s'est présenté au service médical en indiquant être très mal psychologiquement suite à une altercation avec son responsable hiérarchique ». Le fait que l'employeur ait lui-même rempli cette déclaration en reprenant le terme d'« altercation » constitue un premier élément matériel qui affaiblit d'emblée la pertinence de sa contestation ultérieure.
Le constat médical immédiat : Le même jour, un certificat médical initial vient objectiver l'état de la salariée. Le médecin y consigne un « choc traumatique psychologique suite à une altercation avec son supérieur hiérarchique. Céphalées, angoisse ». Ce document constitue la première preuve matérielle de la lésion.
La position de l'employeur : Dans un courrier de réserve adressé à la caisse d'assurance maladie, l'employeur minimise l'incident, le présentant comme une réaction disproportionnée de la salariée face à une directive. Il estime que « [la salariée] se positionne en opposition aux demandes faites par son responsable hiérarchique ».
Cette divergence de points de vue et le refus initial de la caisse d'assurance maladie de reconnaître le caractère professionnel de l'événement ont inévitablement conduit les parties sur le long chemin d'un parcours judiciaire.
La procédure
La reconnaissance de l'accident du travail n'a pas été immédiate et a exigé de la salariée qu'elle engage plusieurs recours successifs. Ce parcours illustre la ténacité souvent requise pour faire valoir ses droits face à une décision administrative défavorable et à la contestation de l'organisme social.
Les étapes clés de la procédure judiciaire ont été les suivantes :
Refus initial : Après une enquête administrative, la caisse d'assurance maladie a refusé de prendre en charge l'accident au titre de la législation sur les risques professionnels.
Commission de recours amiable : La salariée a contesté cette décision, mais la commission de recours amiable a confirmé le refus de la caisse par une décision du 10 avril 2019.
Saisine du tribunal : Ne s'avouant pas vaincue, la salariée a porté sa contestation devant le pôle social du tribunal judiciaire le 18 décembre 2019.
Jugement de première instance : Par un jugement du 31 août 2022, le tribunal a donné raison à la salariée, qualifiant l'événement du 26 octobre 2017 d'accident du travail et ordonnant sa prise en charge.
Appel de la caisse : La caisse d'assurance maladie a interjeté appel de ce jugement le 22 septembre 2022, portant l'affaire devant la Cour d'appel de Lyon.
L'arrêt rendu par la Cour d'appel, qui fait l'objet de l'analyse suivante, vient donc trancher ce litige en faveur de la salariée.
La décision de la Cour d'appel de Lyon
L'enjeu central de la décision de la Cour d'appel était de déterminer si un choc psychologique, résultant d'un échange verbal tendu mais sans violence physique avérée, pouvait constituer un accident du travail au sens du Code de la sécurité sociale. L'analyse rigoureuse de la Cour est riche d'enseignements sur la charge de la preuve et l'interprétation de la loi au bénéfice du salarié.
La première étape pour la Cour était d'établir la réalité même de l'accident. La caisse arguait qu'un simple échange professionnel, même vif, ne pouvait être qualifié de "fait accidentel". La Cour a écarté cet argument en s'appuyant sur plusieurs éléments concordants.
Elle a d'abord considéré qu'un différend entre la salariée et son supérieur était "acquis aux débats", c'est-à-dire non contesté dans son existence. Pour qualifier l'intensité de cet échange, la Cour s'est appuyée sur des témoignages concordants recueillis durant l'enquête. Bien qu'aucun témoin n'ait rapporté d'injures, celui d'un salarié s'est avéré déterminant en indiquant que "le ton est monté 'de part et d'autre, crescendo'". Cette version est corroborée par une autre témoignage, qui confirme l'existence d'un « différend sur un sujet professionnel » au cours duquel « le ton est monté ».
Sur la base de ces faits corroborés, la Cour a pu qualifier cet échange d'« événement identifiable, unique et soudain », remplissant ainsi la première condition de l'accident du travail.
Une fois l'événement établi, la Cour s'est penchée sur le lien entre cet événement et la lésion subie par la salariée. C'est ici qu'intervient un mécanisme juridique fondamental : la présomption d'imputabilité. Ce principe veut que toute lésion survenue au temps et au lieu du travail soit présumée d'origine professionnelle.
La Cour a jugé le lien de causalité évident. Elle s'est pour cela appuyée sur deux éléments factuels incontestables :
Le constat consigné dans le « registre d'incident renseigné à l'infirmerie le même jour », qui fait état d'un « choc traumatique psychologique, des tremblements et des pleurs ».
Le certificat médical initial, établi également le 26 octobre 2017, qui diagnostique un choc psychologique lié à l'altercation.
La concomitance entre l'événement et l'apparition de la lésion étant prouvée, la présomption d'imputabilité s'appliquait pleinement. Dès lors, la charge de la preuve était renversée. La Cour a souligné qu'il appartenait à la caisse de prouver que la lésion avait une « cause totalement étrangère au travail », ce qu'elle n'a pas réussi à faire.
Le point le plus marquant de la décision réside dans l'argument final de la Cour. En se fondant sur une jurisprudence constante et protectrice de la Cour de cassation, la Cour d'appel rappelle un principe fondamental que tout salarié doit connaître : un accident du travail peut être reconnu "peu important qu'il soit à l'origine du différend" ou même si l'entretien "s'est déroulé dans des conditions normales".
Concrètement, cela signifie que le simple fait pour un employeur d'exercer son pouvoir de direction (donner un ordre, formuler un reproche) n'est pas un bouclier contre la qualification d'accident du travail. La Cour a d'ailleurs explicitement rejeté l'argument de la caisse selon lequel « l'employeur ait simplement usé de son pouvoir de direction ». Si l'exercice de ce pouvoir, même légitime, provoque une lésion psychologique soudaine et médicalement constatée chez le salarié, la protection de la législation sur les risques professionnels doit s'appliquer.
Cette jurisprudence confirme que la santé du salarié prime, et qu'un choc émotionnel au travail n'est pas une fatalité mais un risque qui doit être reconnu et réparé.
La confirmation par la Cour d'appel de Lyon n'est pas un cas isolé. Elle s'inscrit dans une tendance jurisprudentielle de fond qui vise à mieux protéger la santé mentale des salariés face aux risques psychosociaux. Cette décision fournit des stratégies pratiques et précieuses pour les salariés et les élus du personnel confrontés à des situations similaires.
Voici les stratégies à mettre en œuvre :
L'importance de la preuve médicale : La réactivité est votre meilleur atout. En cas de choc, de crise d'angoisse ou de malaise suite à un événement au travail, faites constater immédiatement la lésion. Lors de la consultation (médecin traitant, médecine du travail, service médical d'entreprise), demandez explicitement au médecin de lier votre état à l'événement professionnel dans le certificat médical initial. Des termes comme « choc psychologique suite à une altercation avec son supérieur » sont cruciaux pour établir le lien de causalité.
La qualification de l'événement : Ne vous censurez pas en pensant que l'incident n'est "pas assez grave". La jurisprudence est claire : il n'est pas nécessaire de prouver une faute, une agression caractérisée ou un comportement "anormal" de l'employeur. Un échange verbal tendu, une annonce brutale ou une réprimande vive suffisent à constituer l'événement "soudain" requis par la loi, dès lors qu'ils provoquent une lésion.
Le rôle des témoignages : Mobilisez les témoins potentiels. Même des collègues n'ayant pas entendu d'insultes peuvent fournir des attestations décisives. S'ils peuvent confirmer l'existence d'une tension palpable, d'un "ton qui monte" ou d'une discussion animée, leurs témoignages aideront à matérialiser l'événement et à contrer la version de l'employeur.
La charge de la preuve : Comprenez et utilisez la présomption d'imputabilité à votre avantage. Votre rôle est de prouver deux choses : qu'un événement soudain a eu lieu au travail, et qu'une lésion est apparue au même moment. Une fois cela établi, la charge de la preuve se renverse : c'est à l'employeur ou à la caisse de démontrer que votre état a une cause totalement étrangère au travail, une preuve en pratique très difficile à rapporter.
En définitive, cette jurisprudence constitue un outil juridique concret pour les salariés et leurs représentants.
Elle permet de contester fermement les attitudes qui minimisent la détresse psychologique et de tenir les employeurs responsables de l'environnement de travail qu'ils imposent. Elle rappelle que les mots peuvent blesser au même titre que les gestes et que le droit du travail a vocation à protéger l'intégrité physique comme psychique des salariés.





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